Lis mes ratures...

Lis mes ratures...

Nue, Jean-Philippe Toussaint

Le narrateur de Nue aime Marie. Ils sont séparés. La jeune femme aussi est amoureuse, à sa manière, ponctuelle mais immuable, insaisissable. Le roman s’ouvre sur un caprice de Marie la déroutante : créer une robe en miel. Prémisse d’une histoire suave et sucrée ? Pas vraiment : un faux pas, et le mannequin est attaqué par l’essaim d’abeilles qui l’accompagne lors du défilé. Plus tard, sur l’Île d’Elbe où Marie et le narrateur se rendent pour assister à l’enterrement de Maurizio (le gardien de la propriété de Marie), les effluves cacaotés de la chocolaterie brûlée, d’abord alléchantes, deviennent écœurantes. Le narrateur attend la jeune femme, derrière la fenêtre de son appartement, puis alors même qu’il est à ses côtés, dans le café place Saint-Sulpice, puis sur l’île méditerranéenne. Au mieux, il lui court mollement après. Il se laisse balloter par Marie la houleuse. Peut-être parce qu’il sait que les dernières pages les réuniront.

 

La fin de Nue est prévisible, la révélation n’en est pas une : bien sûr, qu’ils finissent ensemble. Évidemment, qu’elle est enceinte. L’auteur ne cherche pas à ménager ce suspense : Marie a l’air fatigué, elle a un peu grossi (ou plutôt, la rétention d’eau lui fait ce « doux visage ensommeillé »), l’odeur du chocolat brûlé lui donne la nausée… Cette prévisibilité est à la fois une faiblesse et un tour de force : la quasi certitude du dénouement n’enlève rien au plaisir des détours et tergiversations qui y mènent.

 

Nue se lit d’une traite, en apnée. À cause de (grâce à) ses personnages d’abord : Marie la fantasque qui aime vivre nue (d’où le titre), bien loin des stéréotypes de la créatrice de mode mondaine et sophistiquée ; le narrateur, un homme amoureux qui patiente et jalonne le récit de ses saillies ironiques. Des personnages denses, toutefois décrits de façon lacunaire : à la « disposition océanique » et à l’impétuosité de Marie, le lecteur est libre d’associer la femme qu’il veut, blonde ou brune, des yeux verts ou bleus, puisque ces détails ne sont jamais donnés. Une citation de Dante ouvre le roman : « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune. » C’est réussi.

 

L’intérêt de Nue émane aussi de sa partie immergée, tout un réseau d’événements qui sous-tend le texte et l’étoffe. L’incendie criminel de la chocolaterie et les bidons d’essence dans le coffre de la voiture du fils de Maurizio, la chambre de Marie clandestinement occupée et les munitions rangées dans les tiroirs, etc. Le fin mot de l’histoire reste flou, mais ces événements annexes participent d’un univers romanesque. Un climat d’insécurité s’installe, de cet arrière-plan découle le suspense. Jean-Philippe Toussaint revisite l’union entre Éros et Thanatos : la mort du gardien, l’incendie de la chocolaterie, et Marie qui annonce qu’elle est enceinte (dans un cimetière), et deux amoureux qui se retrouvent, enfin.

 

Bien sûr, la robe en miel, la fumée au chocolat, tout cela n’est pas très réaliste. Et alors ? J’ai eu envie d’y croire. Comme le défilé qu’un faux pas compromet, qu’une audace rattrape – Marie faisant croire que la chute est le clou du spectacle –, l’édifice fictionnel pourrait s’écrouler d’un rien, mais l’écriture le maintien sur le fil, en équilibre. Habile funambule. Une écriture très travaillée dans son apparente simplicité mais pas laborieuse pour un sou. Une écriture visuelle, aussi. J’ai envie de dire cinématographique, en référence à la double casquette de Jean-Philippe Toussaint : je lis, et je vois, les mots qui filent impriment sur ma rétine des tableaux nets, l’attente à la fenêtre, le bar et Marie défaite, l’île au ciel enfumé.

 

Le passé, le présent et le futur se mêlent, s’éclairent et donnent à Nue son autonomie : bien qu’il fasse partie d’une tétralogie, le roman peut être lu indépendamment des trois précédents. Et, à mon avis, donne envie de lire les trois précédents. Un thème universel battu et rebattu, l’amour, renouvelé par la plume de Jean-Philippe Toussaint. Au final, un livre qui parle à tout le monde, mais pas n'importe comment.



16/01/2014
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